Le jeu des contraires

 

Notre habitude logique est d’éliminer la contradiction : face à un couple de solutions toutes deux plausibles bien qu’opposées on choisit généralement de négliger l’une, de fait rabattue à la basse condition d’erreur, pour mieux légitimer l’autre. Comme si les antagonismes devaient nécessairement être défaits, et encore en faveur d’une issue exclusive. A contrario tout, dans le travail d’Anne de Nanteuil, concoure à ne justement pas résoudre les ambivalences.

C’est particulièrement manifeste dans ses espaces-machines – question de titre déjà, un mot composé, faisant donc sens par juxtaposition de deux termes dont l’enchaînement déborde à l’évidence leur simple somme. Voilà pour intention : l’enjeu est la relation, ce complexus par lequel le latin désigne ce qui est tissé ensemble. Il faut dire qu’avec ces nouvelles pièces murales Anne de Nanteuil s’applique d’évidence à imbriquer, à entremêler les choses en exploitant les interactions au lieu de les gommer ou de les lisser. Quitte à ce que ce processus conduise à certains paradoxes.

Quant à la nature même de la série d’ailleurs, d’emblée, on hésite : tableaux ou bas-reliefs ? Au centre de petites portions presque carrées de parquets flottants sont marquetés des modules géométriques en axonométrie. Pour fond donc, le plan du sol basculé à la verticale. Mais en son milieu, soulignant la si classique croisée des diagonales, la figure architecturale en perspective vient contredire cette planéité très moderniste – toute l’ironie étant de faire ainsi coexister un système de représentation de la profondeur avec cette autre conception antonyme de l’espace pictural qui, à l’inverse, préconise de l’évacuer. A moins, bien sûr, que le plan frontal ne soit plutôt un socle. Car de ce fragment de plancher s’enlèvent ici et là les saillies discrètes de l’une ou l’autre des différentes surfaces composant la vue en axonométrie. C’est aussi un travail de sculpture, avec ces jeux d’épaisseurs ténues qui rehaussent certains éléments de ces architectures aberrantes sans pourtant jamais simuler l’élévation induite par le tracé perspectiviste. Façon une nouvelle fois pour Anne de Nanteuil de déjouer toute univocité de lecture en composant par le volume un objet en propre, non pas réduit à rejouer l’image mais venant ajouter une toute autre infrastructure parfaitement antagoniste aux modalités de représentation spatiale déjà à l’œuvre. Voilà la mécanique de ces étranges espaces : un certain désordre, cette dérégulation non pas confusionnelle mais féconde qui parvient paradoxalement, sans jamais entièrement plier au code, à activer malgré tout une indubitable cohérence de la figure comme de l’espace représenté.

Et l’on pourrait poursuivre : la manière dont l’épaisseur du parquet est biseauté sur son revers (sur chaque côté, les chanfreins convergeant vers le centre) signale littéralement un point de fuite, et ces découpes ajourées qui laissent à l’occasion voir le mur d’accrochage indexent d’autres concepts spatiaux. Si Anne de Nanteuil multiplie les références, synthétisant jusqu’à la parodie puis compilant des décrets esthétiques aussi divergents, c’est pour mieux démontrer les limites comme l’arbitraire de toute conception essentialiste. C’est là un fil conducteur de sa démarche : brocarder, par des citations réitérées aux matières, aux espaces et aux comportements domestiques, ces habitudes intellectuelles sur lesquelles l’on se repose. Autrement dit, déplacer les lieux communs pour mesurer, par l’écart ainsi généré, le caractère régulé du jeu de l’art et de nos représentations quotidiennes.

Il est rare qu’un travail trouve ainsi son principe dans l’équivoque. Il aurait pourtant fallu le pressentir au vu des matériaux utilisés pour ces espaces-machines – tant de rendus contrefais, de plastiques, de vinyles imitant bois, carrelage ou pierre, voilà qui sape définitivement toute prétention à une soi-disant vérité intrinsèque. A rebours, ici, la justesse de la ressemblance dépend de la copie. Autrement dit, la véracité s’avère être le produit d’une falsification réussie – et n’est-ce pas en définitive le cas de toute tentative de traduction de la profondeur, obligé à cet artifice de la réduction à deux dimensions. Anne de Nanteuil assume le simulacre – ce qui n’apparaît comme vrai que sous la condition de sa fausseté –, soutenant par là l’idée qu’aucune forme plastique ne se donne en-soi mais qu’elle doit être construite. Et réaffirmant l’essentiel : que vrai et faux ne sont que des idées, des possibles, et non des états ou des choses.

 

Marion Delage de Luget.

 

Cold as ice

 

Le mur est couvert de taches, malingres ou denses. Il faut garder les yeux sur elles tandis que l’on se déplace, pour saisir au passage leur iridescence, dont les propriétés hypnotiques doivent autant à la mise en œuvre de la pièce qu’à sa suggestion formelle.

 

Le geste, donc : produite par la répétition sérielle, millimétrée – maladive, névrotique – du même enfoncement de l’épingle dans le matériau, l’œuvre chronophage subordonne l’artiste à sa lente contamination. C’est le principe paradoxal de l’oubli du corps dans le ‘fait main’ ; celui, aussi, d’une régularité de métronome et d’une durée incompressible dans la réalisation, pour une œuvre dont l’invasion semble se poursuivre d’elle-même. Sa contemplation est comme un repas plus vite avalé que préparé ; sa digestion est inquiète, tant font leur chemin en nous ces tâches ambigües.

 

C’est aussi le fait de la forme que de happer le regard, forme qui, associant au volume d’une sculpture la finesse grise du dessin, se déploie sur les plans verticaux et horizontaux à la manière d’un champ orthonormé. Échappant de la sorte au simulacre non « tactile » que renfermait pour Aloïs Riegl l’image en surface, la contamination bidimensionnelle de Cold as ice renforce son tacite danger. Or, ce danger réside autant dans l’avancée agressive des épingles que dans la nature de la tâche. L’œuvre engage en effet, au même titre que Dans le mur, de la même artiste, une réflexion sur la supposée platitude et le concept même de ‘paroi’. Une infiltration pose ordinairement la question de sa provenance ; or, dans le mur surgit ce phénomène pointilleux dont le profond enracinement dans la cloison fait oublier la possibilité d’une origine. Nous dupant sur son autonomie d’existence et de mouvement, sa suspecte incarnation métallique, sa fixité, son déploiement dans et hors du mur, menacent autant la raison que le corps.

 

Quoique abstraites, les figures  se font taches, moisissures, gangrène. Leur absence de représentation, précisément, ratifie le pouvoir de l’imagination, que les pics dressés glacent d’un léger effroi. Paroi spéculaire où se mirent de part et d’autre créateur qui enfonce les aiguilles et observateur qui les craint, Cold as ice est une pièce doublement cannibale : de son auteur, et de celui qui la regarde.

 

Audrey Teichmann.

 

Publications

 

Septembre 2020: Luca Nicolao, Résident book, le 6B.

Mars 2018: Labyrinthos. Attila Cheyssial.

Mai 2017: L’art et ses objets, catalogue d’exposition. Gaya Goldcymer et Jonathan Taieb. Galerie Episodique, Paris.

Décembre 2015: Recto-Verso, catalogue d’exposition, fondation LVMH.

Juin 2015: Sur le passage de quelques personnes à travers une courte unité de temps. Catalogue d’exposition, Gaya Goldcimer.

Janvier 2015: A postériori, 10 ans d’art à la Maréchalerie, catalogue de l’exposition anniversaire.

Décembre 2014: Art is hope, remove clothes, 140 artists against aids, Paris.

Octobre 2014: Vu d’ici, projet réalisé avec les femmes de la maison d’arrêt de Versailles, en
collaboration avec la Marechalerie, Versailles.

Mai 2012 : Ever living ornement, catalogue d’exposition, Editions B42, Paris.

Mars 2011: Kurtzine n°2, Commettre une sculpture de rond-point, collectif Kurt- forever, Saint Denis.

Septembre 2010: Kurtzine n°3, Reproduire, collectif Kurt-forever, Saint Denis.

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